Introduction: la rengaine de l’ordre social dominant

Le terme vegan fut utilisé pour la première fois en 1944 par Donald Watson, cofondateur de la Vegan Society, à partir du mot vegetarian dont il a proposé de supprimer les lettres centrales. La Vegan Society définit en 1979 dans ses statuts le véganisme comme « une philosophie et une façon de vivre qui cherche à exclure, autant qu’il est pratiquement possible, toutes les formes d’exploitation et de cruauté envers les animaux, que ce soit pour se nourrir, s’habiller, ou pour tout autre but ».
C’est à la fois un choix éthique et une pratique quotidienne consistant donc à bannir de sa consommation tout produit de l’exploitation animale: la viande, le poisson, les oeufs, le lait et l’ensemble des produits laitiers, le miel et les produits de la ruche.
Le végétalisme s’en tient, lui, à l’alimentation.

A mesure qu’elle gagne de nouveaux adeptes, la pratique, bien que minoritaire, devient davantage visible (1).
Ce gain de visibilité du véganisme mettant conséquemment en évidence le carnisme (2) en tant qu’idéologie, il n’est pas surprenant que les carnistes (3) contre-attaquent.
En effet, révéler la prégnance de cette idéologie, rendue invisible justement par le fait qu’elle est l’idéologie dominante en matière d’alimentation et donc considérée comme la norme, et révéler du même coup le rôle-clé qu’elle joue dans la manière dont s’alimentent la majorité des individus, c’est en révéler la violence et la normativité. C’est mettre au jour que les conduites, alimentaires y compris, ne sont pas si naturelles que certains -en l’occurrence ceux qui ont un intérêt majeur à ce qu’elles se perpétuent- voudraient nous le faire croire.
Mais c’est aussi révéler l’étendue des dégâts produits par ce système de croyances: soixante milliards d’animaux (sans compter les poissons pour lesquels nous ne possédons aucun chiffrage) sont tués chaque année à travers le monde pour satisfaire notre plaisir gustatif (4).
C’est enfin visibiliser l’alternative comme possible, en prouvant par sa propre conduite qu’il est possible de se conduire autrement à cet égard, et donc mettre en péril le carnisme comme seule conduite conforme ou possible, autrement dit comme norme sociale.

Comme le décrit très bien Christine Delphy (5), la dynamique de l’oppression prend souvent la forme d’une séquence en trois temps: oppression / rébellion / répression. Dans le cas des non-humains, et bien qu’ils puissent parfois individuellement tenter de se soustraire à la condition qui leur est faite, par exemple en fuyant, il est peu probable qu’ils s’organisent eux-mêmes collectivement contre l’ennemi qui les oppresse, contrairement à ce que l’on peut voir dans le film La Planète des Singes.
Aussi la séquence évoquée précédemment prend-t-elle la forme suivante: le pouvoir industriel oppresse les animaux non-humains qu’il exploite et tue pour l’usage d’humains; des individus humains s’organisent collectivement pour dénoncer et combattre cette oppression faite aux non-humains; le pouvoir industriel, et les pouvoirs qui lui sont inféodés, notamment l’Etat, tentent de réprimer cette rébellion par la décrédibilisation des individus qui y participent, et ce dans le but de pouvoir maintenir le système d’oppression des non-humains.
Ce sont certains aspects de cette entreprise de décrédibilisation que nous allons tenter de rendre visibles ici.

I) L’essentialisation de l’ennemi

L’une des stratégies les plus systématiquement utilisées par les dominants lorsque leur domination est contestée consiste à renvoyer les dominés à une nature, à une essence qui leur serait inhérente.
Autrement dit, il s’agit de déduire une nature d’un trait physique particulier (la couleur de la peau, la forme du sexe, etc) ou encore d’un choix éthique (dans le cas des véganes, par exemple) en créant un lien de cause à effet de l’un à l’autre.
Ainsi peut-on entendre ici ou là que les noirs sont moins intelligents ou plus athlétiques que les blancs, les femmes plus douces ou moins intellectuelles que les hommes, et quantité d’autres affirmations similaires, toujours parées d’une pseudo-scientificité concourant à les rendre incontestables.
L’idée sous-jacente, c’est que les noirs sont moins intelligents parce qu’ils sont noirs, les femmes moins intellectuelles parce qu’elles sont femmes, et pour aucune autre raison.

Dans le cas des adeptes du véganisme, il sera par exemple répété à qui veut bien l’entendre qu’ils sont extrémistesintolérantsmoralisateursculpabilisateurs, et prosélytes.
Le but n’est pas de prendre ici le contrepied de ce discours en tentant de prouver que les véganes ne sont pas ce qu’on les accuse d’être, mais plutôt de dévoiler les enjeux cachés d’une telle stratégie. L’intérêt du processus d’essentialisation pour les dominants est de renvoyer les insurgés dans leur diversité à une nature commune, nature qui expliquerait à la fois leurs conduites, et les dispositions répressives que les dominants se verraient contraints de prendre à leur encontre.

Avant de pouvoir affirmer que les véganes sont ceci ou cela, il faut tout d’abord faire d’individus disparates un ensemble homogène et uniforme (les véganes), c’est-à-dire considérer que le choix éthique que certains individus ont fait a sur eux des effets bien précis d’une part, que ces effets sont identiques d’un individu à l’autre d’autre part, et enfin qu’ils surviennent systématiquement.
Ce n’est qu’à ces trois conditions qu’il est possible de construire une entité telle que « les véganes » et de lui attribuer par la suite des qualificatifs s’appliquant à tous ses membres ( extrémistes (6), intolérantsmoralisateursculpabilisateursprosélytes).
Une fois le groupe dominé idéologiquement construit par le groupe dominant, ce dernier a tout le loisir d’en définir les caractéristiques.
Evidemment, ce processus, qui se prétend strictement descriptif, est en fait prescriptif. Il ne sert pas à décrire le réel, mais à le construire. Il s’agit de donner du dominé une représentation adéquate pour expliquer son statut de dominé et justifier la répression qu’il va subir, en d’autres termes pour maintenir la structure de domination.
Faire du choix du véganisme la cause de telles conduites a pour effet à la fois d’en isoler les adeptes, et d’en dissuader les autres.

Il y a dans cette forme particulière d’essentialisation l’idée suivante: quelles que soient les conditions d’existence diverses qu’aient connues la totalité des individus ayant un jour ou l’autre fait le choix de devenir véganes, ils ont par ce choix tant et si bien altéré leurs caractères qu’un certain nombre de traits leur sont désormais communs à tous. Et le hasard (ou la nécessité) a fait que ce sont tous des traits connotés négativement les rendant par conséquent antipathiques: l’extrémisme, l’intolérance, la tendance à moraliser l’autre, à le culpabiliser, et le prosélytisme.

On n’entend jamais la formule certains véganes sont, mais les véganes sont, indiquant bien que l’ensemble des individus est concerné. Et lorsqu’on tente de nuancer ces propos, on nous renvoie un ouais, mais la majorité d’entre eux sont comme ça. Or, il n’y a, à ma connaissance en tous cas, aucune statistique sur les modifications de tempérament opérées par le véganisme sur ceux qui en ont fait le choix, spécifiant à combien de pourcents ils sont devenus intolérants par exemple.
Or, s’il n’y a pas de statistiques ni d’études à ce sujet, on peut donc en déduire que ceux qui parlent ainsi fondent leurs croyances soit sur une simple intuition personnelle, soit sur la base de leur propre expérience, forcément limitée à une minorité de véganes relativement au nombre d’individus qui font ce choix.
Autrement dit, leur discours prétendument descriptif sur la majorité des véganes n’a pas plus de valeur que celui consistant à décrire les arabes comme étant, dans leur immense majorité, des voleurs et des terroristes (« Mais toi, c’est pas pareil, hein! »), et les femmes comme étant, dans leur immense majorité, fragiles et sournoises.

photo @Ludovic Sueur

II) La nature du choix

Afin de poursuivre le processus de délégitimation des dominés s’insurgeant, une autre stratégie vient s’adjoindre à la première: la négation de la dimension politique du choix ou de l’action des insurgés, la réduction de celui-ci/celle-ci à une simple question de goût(s).

Un bon exemple nous a été donné de cette négation d’une dimension politique au sujet des révoltes des quartiers populaires de novembre 2005.
En effet, en dépit du contexte dans lequel avait débuté cette insurrection -à savoir la mort de deux jeunes adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois, ainsi que la brûlure grave d’un troisième, Muhittin Altun, alors qu’ils étaient pourchassés par la police sans qu’ils aient commis le moindre délit- ainsi que de la relégation socio-économique des quartiers desquels les victimes étaient issues, et desquels les insurgés surgissaient (7), l’immense majorité des commentateurs (élus, journalistes, et intellectuels) se bornait à faire des évènements d’alors une lecture psychologique plutôt que sociologique, la fois décontextualisée et essentialisante. Plutôt que dans leurs conditions de vie, plutôt que dans la ségrégation et le mépris dont ils font constamment l’objet, on allait chercher des explications à la violence de leur révolte dans les pays d’origine de leurs parents ou grands-parents ou dans les traditions qu’on y suppose associées (8), dans leur couleur de peau ou leur religion (9), ou dans une nature qu’on leur prête et qui conduirait à se défouler gratuitement, à casser pour casser.
Au travers de cette lecture, il s’agissait de nier à la fois les facteurs socio-économiques ou tout du moins de nier tout lien de cause à effet entre ceux-ci et la révolte qui éclatait, et à la fois le caractère politique du mouvement en réduisant ce dernier à des « bandes de voyous », des « casseurs », ou encore des « barbares » qui agissent sans motif, par pur goût de la violence. L’enjeu était triple pour le pouvoir en place, que ce type de discours avait l’avantage de dédouaner, en même temps qu’il délégitimait la rébellion des dominés, et légitimait l’extrême violence qui allait être déployée à leur encontre par l’appareil d’Etat.

Même si la forme diffère grandement d’un cas à l’autre, et même si ni le type ni le degré de violence ne sont comparables c’est, toutes proportions gardées donc, au même procédé que nous avons affaire dans le cas des véganes. Mais avant d’en décrire les modalités, attardons-nous quelque peu sur le choix du véganisme. Décider de supprimer de sa consommation tout produit de l’exploitation animale est certes un choix (10). Mais ça n’est pas un choix comme un autre. Choisir de supprimer viande, poisson, produits laitiers, oeufs et miel de son alimentation n’est pas choisir entre un plat de riz et un plat de pâtes.
Et si le second cas relève de préférences gustatives individuelles, rendant de fait inutile et inappropriée toute tentative de convaincre l’autre par des arguments rationnels, on ne peut pas en dire autant du premier.
Le choix du véganisme est un choix éthique et politique, et non gustatif ou nutritionnel.
Or, s’il s’agit bien d’un choix dans les deux cas, la différence, toutefois, est de taille: le premier choix, motivé par un projet politique (l’abolition de toute exploitation des animaux non-humains par les humains) a des effets politiques (mise en évidence de l’idéologie carniste; mise au jour d’une possible alternative par l’addition de modifications des conduites individuelles et la formation de collectifs de lutte; introduction de la question de l’éthique animale (11) dans le débat politique), alors que le second, motivé par une préférence gustative voit ses effets limités à ce domaine (appétit, plaisir lors de la dégustation).

Il est pourtant fréquent de voir les dominants s’insurger contre le « prosélytisme des véganes », contre leurs multiples tentatives de convaincre autrui du bien-fondé de leur choix. Il faut toutefois rappeler, dans un premier temps, que ce sont les dominants (eux seuls étant en position de le faire), donc les carnistes, qui somment les véganes de s’expliquer, qui leur demandent de justifier leur conduite alimentaire déviante.
C’est évidemment le cas pour tous les individus qui adoptent une conduite minoritaire et/ou jugée subversive, qu’elle semble choisie ou non (antisexistes, antispécistes, casseurs, mais aussi homosexuel-les, transexuel-les, etc). Dans un second temps, il faut dire les choses telles qu’elles sont: le choix du véganisme comportant à la fois une dimension éthique (celle de cesser toute participation à l’exploitation animale par les humains) et une dimension politique (le projet de faire cesser toute exploitation animale par les humains), il serait absurde que les véganes ne défendent pas leur choix par des arguments, et qu’ils ne tentent pas d’établir la preuve de la validité de ces arguments face aux arguments qui leur sont habituellement opposés (12). Car le conflit, la discussion contradictoire, l’échange d’arguments qui s’opposent et s’imposent les uns aux autres, est l’une des modalités du débat politique, si ce n’est pas sa modalité propre.
C’est bien de lui que sont symptomatiques le fait d’argumenter, de dénoncer les sophismes et les tromperies rhétoriques, de mettre au jour les idéologies tapies derrière les discours, de tenter de faire admettre à l’adversaire la fausseté de son raisonnement ou l’incohérence de son propos.
C’est donc bien parce que le véganisme est un choix politique qu’il peut et doit être défendu de la sorte, et non parce que ses partisans sont prosélytes ou zélés. Il ne s’agit pas de l’imposer mais de le défendre, pas de vaincre mais de convaincre. Et c’est ce que tentent de faire les véganes chaque fois qu’ils sont sommés par les carnistes de s’expliquer sur leur choix, et chaque fois qu’ils font l’objet par ces derniers de tentatives de délégitimation, comme par exemple avec le fameux et fumeux « argument » dit du cri de la carotte (13).

Au vu de ces éléments, la stratégie de la négation de la dimension politique du choix ou de l’action a cet intérêt qu’elle réduit le choix a une affaire de goût, rendant du même coup illégitime le recours a une argumentation rationnelle pour le défendre (« Chacun ses goûts, après tout! »). Or, ce n’est ici nullement une affaire de régime alimentaire mais de régime politique d’une part, et ce sont d’autre part bien les dominants qui somment les dominés de s’expliquer au sujet de leur(s) conduite(s) déviante(s).
Ainsi, l’ordre dominant réussit ce tour de force consistant à contraindre les dominés à s’expliquer, à argumenter leurs choix, tout en rendant de fait illégitime toute forme d’explication argumentée que ces derniers pourraient en donner, et en dénonçant par voie de conséquence leur conduite comme intolérante et prosélyte.

III) Le pouvoir de nommer (14)

Nous en venons donc au troisième moment de l’analyse de la riposte de l’ordre dominant (ici carniste) face à l’insoumission des dominés (ici véganes).

Le dernier avantage, et pas des moindres, dont disposent les carnistes tient dans la relative invisibilité de leurs propres conduites ainsi que de l’idéologie qui les motive.
En effet, parce qu’ils sont à la fois dominants et majoritaires, ils sont la norme. Qu’ils sont la norme veut en réalité dire plusieurs choses. D’abord, leurs conduites (ici, le fait d’inclure dans son alimentation des produits issus de l’exploitation animale; dans d’autres cas, ce sera le fait d’être hétérosexuel-le, sexiste, etc) sont naturalisées (elles sont perçues comme étant naturelles et non culturelles) et apparaissent ainsi comme normales, indépendamment du contexte politique et socio-culturel dans lequel elles s’imposent. Ensuite, parce qu’elles sont perçues comme normales, ces conduites deviennent du même coup les marqueurs de la normalité, c’est-à-dire qu’elles permettent de désigner par contraste les conduites extra-normales, et donc les individus -puisqu’il y a toujours un individu derrière une conduite- déviants (ici, les véganes; dans d’autres cas, les homosexuel-les et transexuel-les, les antisexistes, etc).
Enfin, toujours du fait qu’elles apparaissent comme naturelles, et de leur capacité à discriminer le normal de l’extra-normal, ces conduites ainsi que l’idéologie qui les sous-tend (le carnisme) bénéficient d’une relative invisibilité.
Bien entendu, puisqu’elles sont majoritaires et normatives, elles sont visibles dans le sens où il est courant de les observer, mais précisément pour les mêmes raisons, elles sont invisibles dans le sens où elles ne sont presque jamais vues pour ce qu’elles sont: des constructions sociales, et non des lois naturelles. De la même façon, elles ne sont la norme que parce qu’elles sont socialement construites comme la norme par l’ordre dominant, et ce processus de normalisation, lui, nous est invisible et inaccessible.

Invisible, parce qu’il nous précède, et donc nous produit, nous construit comme dominés dans la structure sociale. Inaccessible, parce que c’est depuis cette position qui est la notre, celle de dominés, que nous l’évoquons.
Or, le processus de normalisation est toujours le fait des dominants: ce sont eux qui déterminent la norme, ce sont encore eux qui tentent de produire des comportements qui s’y conforment, et ce sont toujours eux qui cherchent à l’invisibiliser en la donnant pour naturelle.

La norme n’est pas un point de vue. C’est le point de vue. Le point depuis lequel on observe, on décrit, on prescrit, on nomme, on classe, et on hiérarchise.
Mais c’est aussi le point depuis lequel on échappe à l’observation, à la description, à la prescription, à la nomination, à la classification, et à la hiérarchisation.
C’est le point depuis lequel on peut voir sans être vu. C’est l’angle mort dans la structure de domination. Celui depuis lequel elle s’auto-légitime, se renforce et se perpétue sans qu’on puisse la prendre sur le fait.

C’est ce pouvoir qui est à l’oeuvre dans les discours sur les véganes dont nous faisons ici état: celui de nommer (« les véganes »), de classer (conduite normale ou anormale; ici on la classera « extrême »), de décrire (« ils sont intolérants »), de prescrire (« il faut qu’ils apprennent à être tolérants »), et de hiérarchiser (le choix carniste est préférable au végétarisme, lequel est préférable au végétalisme, lequel est lui-même préférable au véganisme, etc) selon des critères tels que la normalité, la naturalité, le caractère réputé trop extrême d’une conduite, etc. De cette façon, les dominants font apparaître les dominés comme déviants, extrémistes et intolérants, et discréditent du même coup la cause qu’ils défendent.

En effet, en dépit du fait que ce sont toujours les dominants qui peuvent se permettre d’exiger des dominés qu’ils se justifient, en les sommant par exemple de s’expliquer sur l’exclusion de la viande, du poisson et des produits laitiers de leur alimentation, ce sont ces derniers qui apparaissent comme des inquisiteurs (« intolérants », « culpabilisateurs », « prosélytes ») lorsqu’ils argumentent leur choix. Pourtant, le carnisme étant la norme et le fait de la majorité, ce sont bien plus souvent les carnistes qui sont en position offensive que les véganes, et force est de constater, lorsqu’on est végane, que les assauts pleuvent: « T’es végane? Mais c’est hyper dangereux pour la santé? Et pourquoi tu manges pas de viande?! Tu vas être carencé! Et les protéines?! Et le calcium?! Et la vitamine B 12?! En plus, c’est débile: il n’y a pas de mal à manger les animaux, eux se mangent bien entre eux! C’est naturel! Et qui te dit que les plantes ne souffrent pas, non plus?! Et puis c’est un peu extrême comme choix, c’est pas très sympa pour les autres quand tu manges chez les gens ou à l’extérieur! C’est un peu anti-social, non?! Et de toutes façons, on est omnivores, donc il faut qu’on mange de tout, sinon pourquoi on a des canines?!… ». Seulement, il y a une différence: ces assauts-là, ceux que les carnistes multiplient à l’encontre des véganes ne se voient pas.
Ils ne se voient pas parce qu’ils sont du côté de la norme. Ainsi l’agression, telle qu’elle est perpétrée quotidiennement par nombre de carnistes, n’est pas vécue par ces derniers comme une agression, mais comme l’expression du bon sens et de l’indignation légitimes soulevés par une conduite déviante telle que le véganisme.
Par contre, aussitôt que les individus assaillis s’insurgent, et argumentent vigoureusement en faveur de leur choix, alors là les dominants crient au scandale, à l’agression violente et injustifiée dont ils font l’objet, au manque d’ouverture d’esprit, au prosélytisme, à l’intolérance, à l’extrémisme.

C’est en somme un véritable renversement qui est opéré dans l’énoncé qu’utilisent les dominants pour décrire ce rapport de forces.
Les opprimés apparaissent pour les oppresseurs, les assaillants pour les victimes, les conduites normalisées pour subversives, et les dominants invoquent leur « droit à la différence » que les insurgés ne respecteraient pas. On voit ici comment l’invisibilité de la norme comme norme profite aux dominants, rendant invisibles le mouvement répressif qu’ils engagent à l’encontre des insurgés comme mouvement répressif, et l’idéologie qui lui sert de base comme idéologie. N’est en fin de compte visible pour ce qu’elle est, lorsqu’ils finissent par l’éprouver, que la colère des dominés dont l’ordre dominant fera évidemment mine de ne pas comprendre l’origine, comme lors des révoltes des banlieues de novembre 2005. Le dramaturge Bertolt Brecht notait ainsi: « On dit d’un fleuve emportant tout sur son passage qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent ».

Conclusion: le choix des armes

Ainsi, bien avant de recourir à la violence physique inouïe dont il sait parfois faire preuve, c’est sur le terrain des mots et des représentations que l’ordre social dominant livre bataille. Il s’agit pour lui tant d’acquérir une légitimité que de délégitimer ceux qu’il s’apprête à frapper, tant de rendre visible la violence avec laquelle les dominés s’insurgent que d’invisibiliser la violence, symbolique comme physique, déployée à leur encontre.
Il m’a semblé opportun d’en dévoiler quelques techniques et enjeux dans le cadre de la campagne de délégitimation menée par les carnistes à l’encontre des véganes.
Plutôt que de répondre au discours dominant par un discours inverse, plutôt que de répondre à ces accusations par la simple négation ou par une accusation contraire, il m’a paru plus approprié de tenter d’en dévoiler les enjeux stratégiques. En effet, démentir point par point les accusations anti-véganes reviendrait à jouer le jeu des carnistes, celui de la justification. Or, perdre la bataille du choix des armes pourrait s’avérer désastreux dans le contexte qui est le nôtre, celui d’une écrasante domination carniste, à la propagande redoutablement efficace, qui forme les représentations avec lesquelles les individus pensent.
Si c’est la parole des dominés contre celle des dominants, c’est perdu d’avance, cette dernière ayant à la fois l’avantage de l’exposition dans l’espace public par un accès privilégié aux médias lui garantissant une publicité immédiate (15), et celui du long processus de conformation aux normes sociales que l’environnement socio-culturel dans lequel nous avons grandi a opéré sur chacun d’entre nous (16). Autrement dit, nous sommes prédisposés à croire ce qui ira dans le sens de la norme plutôt que ce qui la remettra en cause.
C’est pourquoi il m’a paru judicieux, plutôt que d’affirmer que les véganes ne sont pas ce qu’on les accuse d’être, d’analyser le discours qui les vise afin d’en révéler les techniques et enjeux: ce que les dominants ont à gagner dans le fait qu’on croit que les véganes sont ce qu’ils disent qu’ils sont, et comment ils s’y prennent pour nous en convaincre.

L’1consolable, juin 2015.

photo @Ludovic Sueur

Notes:

1) Quelques statistiques sur l’évolution du véganisme aux Etats-Unis ici: http://www.huffingtonpost.com/2014/04/01/vegan-woman-lifestyle_n_5063565.html

2) « carnisme: système de croyance, ou idéologie, selon laquelle il est considéré comme éthique de consommer certains animaux. Le carnisme s’oppose essentiellement au végétarisme ou au véganisme. Le terme carnisme a été défini en 2001 par la psychologue sociale Melanie Joy. Selon Dr Joy, c’est parce que le carnisme est une idéologie violente et dominante qu’il est resté anonyme et invisible, et de ce fait, manger de la viande est considéré comme une évidence plutôt que comme un choix. Or lorsque manger de la viande n’est pas une nécessité pour sa propre survie, cela devient un choix, et les choix proviennent toujours de convictions.« 

Telle est la définition que donnait auparavant du carnisme l’encyclopédie en ligne Wikipédia.Il n’y a plus à ce jour de définition de « carnisme » dans aucun des dictionnaires et encyclopédies en ligne. On pourrait dans un premier temps s’en étonner lorsqu’on sait que le terme, inventé en 2001 par la professeure de psychologie sociale à l’université du Massachusetts Mélanie Joy, est aujourd’hui vieux de 15 ans, et qu’il a été repris par nombre d’auteurs. Mais ce serait là ne pas voir que l’idéologie qu’il décrit est toujours très largement dominante, et qu’il est contraire a son intérêt que ce mot se répande. Nous pouvons ainsi nous interroger sur les raisons réelles qui ont motivé la suppression par Wikipédia de l’article qui en donnait la définition il y a de cela encore quelques mois, définition pourtant sérieuse et précise, reprise des travaux de Mélanie Joy. Or, nous pouvons remarquer sur la page suivante que malgré la demande, motivée par des arguments solides, faite par un(e) internaute de maintenir l’article, celui-ci n’a pas été restauré:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Carnisme/Suppression

Il est intéressant d’observer que la bataille se livre aussi -comme tente de le montrer le présent article- sur le terrain sémantique, et de comprendre les enjeux stratégiques d’une telle bataille, pour l’idéologie dominante comme pour celles et ceux qui tentent de la combattre. Une définition quelque peu différente en est donnée ici: http://www.carnism.org/

3) « Les carnistes ne sont pas simplement des carnivores ou des omnivores : ces deux derniers termes ne renvoient qu’à l’aptitude physiologique à se nourrir de certains types d’aliments. Les carnistes mangent de la viande par choix, et les choix reposent sur des croyances. Cependant, l’invisibilité du carnisme fait que ces choix ne semblent pas en être. »

Lire à ce sujet l’article suivant, dont la citation ci-dessus est tirée: http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article400

4) Pour plus de données numériques sur les effets de la consommation de viande: http://www.planetoscope.com/elevage-viande/1172-nombre-d-animaux-tues-pour-fournir-de-la-viande-dans-le-monde.html

5) Article Race, caste, et genre en France de Christine Delphy, dans Classer, dominer: qui sont les autres?, La Fabrique, 2014.

6) Lire à ce sujet: http://www.huffingtonpost.fr/kevin-barralon/les-vegans-sontils-des-extremistes_b_4834635.html

7) Surgissaient, car jusqu’ici on ne les voyait pas, ou faisait mine de ne pas les voir, ce qui est toujours fort commode pour les dominants.

8) Lire à ce sujet: http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20051116.OBS5310/la-polygamie-cause-des-emeutes.html

9) Lire à ce sujet: http://www.acrimed.org/article2202.html

10) Le mot choix est ici entendu au sens suivant: « action de choisir quelque chose, quelqu’un, de le prendre de préférence aux autres ; résultat de cette action. » (source: dictionnaire Larousse en ligne) Il sert à décrire l’action de sélection d’une option, le fait de la préférer à une autre, et en aucun cas à supposer le sujet qui choisit comme libre de son choix.

11) « Les animaux ont-ils des droits ? Avons-nous des devoirs envers eux ? Si oui, lesquels ? Si non, pourquoi ? Et quelles en sont les conséquences pratiques ? L’exploitation des animaux pour produire de la nourriture et des vêtements, contribuer à la recherche scientifique, nous divertir et nous tenir compagnie est-elle justifiée ?

L’éthique animale est le domaine de recherches dans lequel se posent ces questions. Elle n’est pas, contrairement à un préjugé répandu, un ensemble de réponses univoques, une charte consensuelle, une compilation de règles idéales sur ce qu’il est « moral » de faire aux animaux. De ce point de vue, demander si telle ou telle pratique est « conforme à l’éthique animale » n’a aucun sens. Elle est le lieu d’un débat, souvent extrêmement polémique, dans lequel s’affrontent des positions nombreuses et contradictoires. » Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, L’Ethique Animale, Que-sais-je, PUF, 2011.

12) Sur cette page, sont listés puis réfutés la majorité de ces arguments:

http://vegfaq.org/

Et pour les anglophones, quelques compléments sont disponibles ici: https://www.facebook.com/notes/michael-vegananarchist-ahimsa/common-anti-vegan-arguments-how-to-quickly-refute-the-same-lame-excuses-that-are/120926087965760?ref=nf

13) A ce sujet, lire cet article d’Yves Bonnardel:

http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article40

Voir aussi: Peter Singer, La libération animale, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p.409.

14) Lire, à ce sujet, l’article Les Uns derrière les autres de Christine Delphy, dans Classer, dominer: qui sont les autres?, La Fabrique, 2014.

15) Carte du PPA (Parti de la Presse et de l’Argent) disponible ici:

Voir aussi le film Les Nouveaux Chiens de Garde, téléchargeable ici: http://www.zone-telechargement.com/31434-31434-les-nouveaux-chiens-de-garde-dvdrip.html

16) Lire à ce sujet l’article Le lavage de cerveaux en liberté de Noam Chomsky, disponible en ligne ici:

http://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992

Lire également La fabrique du consentement: de la propagande médiatique en démocratiede Noam Chomsky et Edward Herman, éditions Agone, 2008.

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